CRISE  DE LA COVID-19 : CHERCHEUSES DE LA REGION DES GRAND LACS ET STRATEGIES DE RESILIENCE

Plamedie Bikungu[1], Irène Bahati[2], Aline Zihalihrwa[3], Sylvie Nabintu[4], Judith Nshobole[5] &Rehema Nzogo[6].

Introduction

Le monde enregistre aujourd’hui une des plus grandes crises sanitaires qui préoccupe l’humanité entière. Elle est au cœur de l’actualité politique, économique, sociale, sanitaire et environnementale tant au niveau international, national que local. Il s’agit de la Covid-19. Elle a ainsi touché tous les secteurs de la vie contraignant plusieurs personnes à revoir leurs pratiques de travail, y compris la production du savoir (Mwambari et al. 2020). De nombreux chercheurs à travers le monde ont confirmé en effet que la crise Covid-19 a changé leur façon de faire et a par conséquent bouleversé foncièrement leur mode de vie (Lawrence 2020). Cette crise a touché autant les chercheurs du ‘Nord’ que les chercheurs du ‘Sud’ et leur a en effet frappé à plein fouet sur plusieurs dimensions (Zihalirwa 2020). De manière spécifique, les chercheurs du Sud étant dans la plupart de cas dépendants des fonds et agendas du Nord- pourtant aussi affecté par la pandémie- ont dû faire face à plusieurs défis.

Ce chapitre aborde la question de la résilience face à la pandémie de la Covid-19 et s’intéresse particulièrement aux effets de cette crise sur les chercheuses de la région des Grands Lacs ainsi que les stratégies d’adaptation qu’elles ont mises sur pied pour y faire face; surtout que selon certaines estimations, la pandémie pourrait demeurer dans un avenir imprévisible            (Zebaze et al. 2020). De plus, le contexte « inordinaire » engendré par le confinement a plongé plusieurs personnes dans des situations traumatiques et de stress intense (Allé et al. 2020).

Précisons que d’une gouvernance locale propre de la pandémie dans chaque pays de la région des Grands Lacs (Bashizi et al. 2021), les restrictions prises ont rendu difficile le travail de terrain des chercheurs qui nécessite pourtant l’immersion dans la zone d’étude. Elles ont créé d’énormes limites épistémologiques. La présence des chercheuses avant la pandémie dans les sites de recherche et le contact direct avec les interlocuteurs sur terrain surtout dans les zones touchées par les conflits, a créé un climat de confiance entre eux.

Dans une réflexion faite en avril 2021 sur Covid-19 and research in conflict-affected contexts : distanced methods and digitalisation of suffering, Mwambari et al. (2020) émettent un doute sur les recherches à distance pendant cette crise sanitaire de la Covid-19. Pour ces auteurs, avec la recherche à distance, non seulement la confiance devient de plus en plus difficile à construire entre l’interviewé et l’interviewer mais surtout la souffrance devient digitalisée. Pourtant, les données primaires qui proviennent du terrain effectué par le

chercheur lui-même combinent à la fois l’observation, l’immersion et l’expérience (Ndaya 2020).

Plusieurs chercheurs s’accordent à dire qu’il est important de porter une attention particulière sur leurs vécus pendant les périodes des crises (guerres, conflits, insécurité, crise sanitaire) car leur métier est plus exposé et ces crises leur rende en effet vulnérables(Cummins 2011). Ainsi avec ces différentes crises, dans la plupart de cas, les chercheurs se retrouvent dans l’impossibilité d’accéder sur terrain afin de récolter les informations dites «des données empiriques» issues des données de première main de leur travail (Ndaya 2020). 

Si certains travaux s’intéressent à la période de la Covid-19, avant tout dans une perspective sanitaire, il apparaît cependant indispensable de documenter et d’analyser les effets et les stratégies d’adaptation des chercheuses en cette période de crise. Dans les débats internationaux, la littérature sur la positionalité et les vécus des femmes chercheuses face à la crise covid-19 a surtout abordé la situation des chercheuses du Nord (Delpierre et al. 2021; Dominique etTrostiansky 2021; Kitchener 2020), mais le point de vue des chercheuses du Sud n’y est pas intégré. Ainsi, c’est cet aspect manquant dans la littérature que cette recherche veut documenté. Pour développer cet argument, l’article part des interrogations suivantes: comment la Covid-19 a-t-elle impacté sur le métier des chercheuses de la région des Grands Lacs? Quelles en sont leurs vécus et expériences locales? Quelles sont les stratégies d’adaptation mises en œuvre pour faire face à la Covid-19?

L’enjeu de cette recherche est de contribuer à l’introduction de l’analyse du métier des chercheuses dans un contexte dominé par la crise sanitaire, leurs expériences locales et vécus ainsi que les stratégies d’adaptation mises sur pied, matière jusque-là inexplorée dans les débats internationaux autour des dimensions éthiques de la recherche. De plus ce travail pose les bases d’une réflexion sur la façon dont le temps de la pandémie a été traversé et des questionnements pour le futur, questionnements qui, à leur tour, fournissent des orientations pour la recherche pour des crises à venir. Sans prétendre à l’exhaustivité, il tisse les fils, à travers les questions qu’il aborde, crée une analyse commune des expériences et vécus des femmes chercheuses dans le cadre de leur métier dans la situation de la crise sanitaire liée à la Covid-19 et déploie leur complémentarité.

Les réflexions précédemment menées sur la recherche se sont focalisées sur les défis éthiques de terrain pour les chercheurs dans les zones à conflits (Ansoms et al. 2021; Mwambari et al. 2020). Dans la littérature sur la positionalité et les vécus des chercheurs du Sud, l’aspect vécu et expériences des chercheuses pendant une période de crise sanitaire n’est pas encore documenté. Les récentes contributions des chercheurs dans le livre « La série Bukavu, vers la décolonisation de la recherche » ( Nyenyezi et al. 2019) ne font pas exception. Elles abordent les réflexions sur les conditions de travail des chercheurs du Sud, les difficultés financières, le déséquilibre dans la collaboration Nord-Sud et bien d’autres défis et risques auxquels ils font face sur le terrain miné des conflits multiformes.

Sur le plan méthodologique, cette étude se fonde sur une recherche à la fois documentaire et empirique. Elle juxtapose d’un côté, une consultation des littératures existantes sur la positionalité des chercheurs du Sud dans la production des savoirs, sur la positionalité des chercheuses et leurs vécus de la Covid-19 ainsi que sur la résilience et de l’autre, l’analyse d’informations des données collectées sur terrain par une équipe des chercheuses du Grenelle des femmes chercheuses[7] au moyen des entretiens semi-structurés (Van Campenhoudt et al. 2017) menés auprès des chercheuses et responsables des centres de recherche des trois pays choisis de l’Afrique des Grands Lacs. La sélection de la population et de l’échantillon concernés par cette étude a suivi un choix raisonné (purposive sampling), parce qu’elle vise une catégorie bien spécifique. La méthode d’études de cas (Olivier de Sardan 2008) a été également mobilisée. Au total, un échantillon de 22 femmes chercheuses ont été interviewées. A part cet échantillon 2 responsables des centres de recherche ont également été approchés comme personnes ressources. Il nous faut préciser que parmi les 22 femmes interviewées, il y a 13 femmes de la RDC, 5 du Rwanda et 4 du Burundi. Le faible effectif des femmes interviewées au Rwanda et au Burundi s’explique par la restriction de se déplacer pendant cette période de Covid-19 sur le plan international ainsi que l’indisponibilité des chercheuses à répondre à nos échanges en ligne. Plusieurs formulaires d’entretien lancés, sont restés sans réponse jusqu’à ce jour.

Le choix de la RDC, du Rwanda et du Burundi comme zones d’étude se justifie par trois raisons. D’abord, ces trois pays ont une histoire politique commune marquée par des conflits multiformes et des fortes tensions. Ensuite, par l’intérêt porté envers les chercheuses qui travaillent dans les zones affectées par les conflits. Enfin, la recherche dans ces zones est encore construite sur des standards socio-culturels qui la considèrent relativement comme un domaine «réservé aux hommes»; ce qui fait à ce que les chercheuses de ces zones se heurtent à plusieurs obstacles qui les plongent dans des défis éthiques et émotionnelles permanents (Bahati 2019).

  1. Revue de la littérature
  1. La positionalité des chercheurs du Sud dans la production des savoirs 

Depuis quelques années, les débats sur la décolonisation du savoir se multiplient (Nyenyezi 2020). La recherche collaborative Nord- Sud dans la production des connaissances étalent les inégalités entre les chercheurs (Bahati 2019; Cirhuza 2019; Nyenyezi et al. 2019). Ces inégalités dans le processus de production des connaissances conduisent à une situation dans laquelle les chercheurs du Sud ont un pouvoir décisionnel minimal (Cirhuza 2019). Dans le livre « La série Bukavu : vers la décolonisation de la recherche », plusieurs chercheurs tant du Nord que du Sud ont focalisé leurs réflexions sur bien de questionnements en rapport avec la recherche collaborative. Parmi ces questionnements figurent par exemple, une analyse sur la place qu’occupe la vulnérabilité du chercheur Sud dans les débats sur la production des connaissances (Nyenyezi et al. 2019). La recherche empirique dans les contextes des conflits et post-conflits expose les chercheurs à beaucoup des défis sécuritaires. En plus de ces défis communs aux chercheurs, les chercheuses de la région des Grands Lacs font face à des défis socio-culturels liés à leur genre (Ansoms et Bahati 2020; Bahati 2019). Il ressort dans des discussions académiques au niveau international, que la recherche collaborative Nord-Sud est parfois source de déséquilibre dans tous les processus de production de savoir et que prévalent les dynamiques de pouvoir et rapport de force (Nyenyezi et al. 2019; Sender 2021). Les chercheurs du Sud jouent un rôle clé dans le processus de production du savoir; pourtant, pour la plupart de cas, leur rôle dans la production du savoir reste invisible. En conséquence, ils sont souvent réduits à des robots producteurs (Bahati 2019), créant ainsi un cycle d’exploitation intellectuelle au détriment d’une valorisation des connaissances locales.

Cette forme de néocolonialisme à travers la recherche ne cesse de produire des asymétries de pouvoir et de relation Nord-Sud (Sender 2021). Néanmoins, mettre sur les tables des discussions internationales sur la positionalité du chercheur Sud dans la production du savoir, ouvre déjà à des belles pistes d’une prise en conscience collective (Nord et Sud) de la place du chercheur non plus comme simple collecteur des données mais comme chercheur à part entière (Bahati 2019).

Parmi les défis spécifiques reconnus aux chercheurs du Sud dans la recherche collaborative, la dépendance financière vis-à-vis du Nord (les organisations non gouvernementales, les organisations internationales, les institutions académiques et bien d’autres) est également mise sur la table des discussions. Dans cette collaboration, la plupart des recherches empiriques effectuées par les chercheurs du Sud sont commanditées par le Nord, et dépendent en grande partie des agendas et du planning des commanditaires. Ces chercheurs du Sud dans l’incapacité financière de soutenir des dynamiques des recherches autonomes sont amenés à se plier à ces contraintes. Également, ces chercheurs du Sud font leur terrain dans des contextes de grande pauvreté et au milieu d’une misère qu’ils doivent négocier leurs accès en expliquant aux interlocuteurs leur position de chercheur et pas celle de collaborateur d’Organisation Non Gouvernementale (Mudinga 2020). Toute cette démarche appelle à l’éthique de terrain. Revenant sur la question de la dépendance des fonds face au Nord, le chercheur sud est obligé de rester dans cette positionalité en attendant que la recherche empirique soit financée. Aujourd’hui, à l’heure de la Covid-19 où même le Nord est fortement touché, il se pose de plus en plus des défis de la recherche empirique des chercheurs du Sud. Même si, au niveau international, la recherche en sciences humaines et sociales a été massivement mobilisée dans la première partie de l’année 2020, tant par les médias et les institutions, elle s’est aussi montrée d’une grande réactivité, en adaptant ses calendriers et ses objectifs, en modifiant ses formats d’interventions (webinaires, cours en distanciel); la question des défis spécifiques des chercheurs Sud dans ce contexte de pandémie, elle, persiste.

  1. La positionalité des chercheuses et leur vécu de la crise covid-19

Si jusqu’à ce jour, les pesanteurs socio-culturels continuent à peser sur les femmes créant des formes de discrimination sur l’exercice de certains métiers; le métier de la chercheuse n’est pas épargné de ces discriminations (Ansoms et Bahati 2020). L’invisibilité et le manque de reconnaissance du travail de la femme en l’occurrence des pays en voie de développement, a causé des sérieuses aberrations en terme des potentielles et contributions effectives des femmes dans plusieurs domaines (Boserup 1970). Ceci est vrai aussi dans le domaine de recherche où jusqu’à présent dans plusieurs milieux, dans les zones conflictuelles de la région des Grands Lacs spécifiquement, le métier de recherche reste encore perçu comme un domaine «réservé aux hommes». Ceci constitue un blocage pour l’épanouissement de la chercheuse, qui doit donc lutter quotidiennement pour convaincre qu’elle est capable. Pire encore, le confinement induit par  l’avènement de la crise sanitaire de Covid-19, a généré des inégalités dans le travail de recherche, notamment en termes de genre (Dominique et Trostiansky 2021). Les conséquences déjà perceptibles de la crise covid-19 ne sont pas seulement sanitaires, mais aussi, économiques, sociales, environnementales, politiques et bien d’autres. Ainsi, l’ampleur de ces bouleversements questionne sur leurs effets en termes d’inégalités de genre. Plusieurs signaux d’alerte sont venus confirmer ce questionnement: augmentation des violences faites aux femmes, impact du confinement sur l’articulation entre les tâches domestiques et professionnelles, les pressions sociales, et bien d’autres. Cette observation offre une résonance particulière à l’avertissement de Simone de Beauvoir: « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question » (Dominique et Trostiansky 2021: 6).

Bien de recherches dans le monde ont axé leurs réflexions sur les vécus et les formes de discrimination dont font face les chercheuses pendant la crise covid-19. Par exemple, dans une enquête de juillet 2020 menée par la mission interministérielle pour la protection des femmes contre la violence et la lutte contre la traite des êtres humains, il a été rapporté beaucoup de cas de signalement des violences conjugales à l’endroit des femmes dont parmi elles, les chercheuses. D’après les premières enquêtes, le confinement a exacerbé les rôles sociaux de sexe traditionnels au sein des familles et leurs déséquilibres, à rebours de la dynamique de progrès des dernières décennies (Albouy et al. 2020). D’après une enquête menée dans 47 pays sur les impacts genrés de la pandémie, l’ONU a dressé un constat selon lequel comme toujours, les femmes ont pris en charge une part accrue de travail domestique personnel, même si elles doivent faire le télétravail à la maison. L’enquête a ajouté également, que la crise Covid-19 a amplifié les inégalités et discriminations existantes de répartition des tâches et augmenté « l’exposition » des femmes en générale et spécifiquement celles exerçant le métier scientifique et de recherche aux tâches domestiques. De plus, lors du confinement, ce sont les femmes scientifiques et chercheuses qui ont eu une grande part dans le suivi scolaire (enseignements à distance) de leurs enfants que les hommes (Albouy et al. 2020).

En termes d’articulation vie professionnelle et vie familiale, cela n’a pas été facile pour les chercheuses pendant le confinement et en toute cette période de crise de Covid-19. Déjà, dès le début des années 2000, bien avant l’avènement de la covid-19, les enquêtes au niveau international avaient déjà mis en lumière des difficultés d’articulation entre le temps professionnel et le temps familial. Les femmes chercheuses sont alors exposées à des doubles journées et tendent à adapter le temps professionnel à leurs contraintes domestiques. Aujourd’hui, avec la Covid-19, cette situation devient de plus en plus complexe. Le déséquilibre des tâches domestiques en période de confinement a diminué la capacité d’investissement professionnel des femmes, avec le risque d’un impact négatif sur leur avancement de carrière. A titre précis, dans le secteur de la recherche, plusieurs revues scientifiques ont constaté une baisse du nombre de publications des femmes quand le nombre de celles des hommes augmentait(Kitchener 2020). Dans ses analyses, Germain (2020) atteste que les chercheuses ont eu moins de temps que les hommes pour accomplir les tâches favorisant la visibilité de leurs travaux (rédaction d’articles, direction des recherches, réponse à des appels d’offres), avec d’importantes répercussions à prévoir sur l’avancement de leur carrière.

Au-delà de ces enquêtes et analyses au niveau international, le Grenelle des femmes chercheuses a aussi placé son intérêt dans la compréhension des expériences et vécus locaux des chercheuses du Sud pendant le confinement. Il est ressorti que la suspension momentanée des activités de recherche et/ou d’enseignements, ont plongé les chercheuses dans une situation de précarité financière. Les grands principes de la femme émancipée et indépendante se sont vite écroulés (Zihalirwa 2020). En plus de cela, ces femmes ont formulé des inquiétudes sur la continuité de la recherche empirique et de l’immersion sur terrain dans un contexte dominé par les restrictions sanitaires, comme le confinement, la distanciation sociale. Plus encore, ces chercheuses ont été confrontées à de sérieux problèmes de connexion qui ne leur ont pas permis de participer comme il le faut aux visio-conférences, y compris les colloques scientifiques initialement prévus en présentiel. Par contre, pour certaines de ces chercheuses (et qui sont enseignantes d’Universités), le temps de confinement, leur ont aidé à avancer dans la rédaction de leurs articles et la correction des travaux des étudiants. C’est dans la suite de cet intérêt manifesté par le Grenelle pour les vécus des femmes du Sud pendant la Covid-19 que ce papier s’inscrit.

Disons en conclusion, que la littérature sur la positionalité des chercheurs du Sud mérite encore plus d’approfondissements sur l’aspect ‘genre’, dimension qui reste fortement ignorée. Dans les débats internationaux, la littérature sur la positionalité et les vécus des femmes chercheuses face à la crise covid-19 a surtout abordé la situation des chercheuses du Nord, mais le point de vue des chercheuses du Sud mérite d’y être intégré. Également, il y a lieu d’ ouvrir les débats sur l’avenir de la recherche empirique dans une situation de crise sanitaire ou des crises similaires.

  1. Construction du concept résilience

La construction du concept de résilience est utile pour cette recherche car cela nous permettra de mieux nous positionner dans la discussion autour de l’analyse des stratégies d’adaptation mises en place par les chercheuses de la région des Grands Lacs pour faire face à la pandémie de la Covid-19.

  1. Origine et définitions

Le concept « résilience » apparaît pour la première fois au début du 20e siècle dans la physique pour traduire la résistance des matériaux après un choc (Carton 2021). Ce concept va être réutilisé après dans les domaines psychologique, médical, écologique, économique, juridique et bien d’autres pour traduire la capacité d’un individu ou d’un groupe d’individus à bien  se développer et poursuivre la projection de son avenir même en présence d’événements d’instabilité, des situations de vie difficile, des chocs et traumatismes intenses (Comtois et White 2021; Koninckx et al. 2010 Manciaux 2001). La résilience est devenue une notion clé dans les stratégies de gestion du risque qui ont trait aux ressources naturelles et à la sécurité nationale (Carton 2021). A cela, le même auteur ouvre un débat en se positionnant sur une analyse plutôt critique du concept de résilience. Pour lui, si le concept résilience est pris soit comme un processus qui permet de réduire la vulnérabilité d’un système, soit comme une propriété intrinsèque du système sur lequel on voudrait bien agir; alors, la définition de la résilience est tour à tour instrumentale.

Tout compte fait, toutes les définitions proposées par différentes sciences corroborent sur le fait que la résilience est une démarche ou mieux la résultante d’une adaptation (Folke et al. 2010).

La manière dont les discours sur la résilience considèrent l’adaptation au changement met l’accent sur l’inévitabilité des crises tout en acceptant la fatalité (Anaut 2015). Les crises sont inhérentes au système. Pour le cas précis de notre étude, il s’agit d’une crise sanitaire.

Au-delà des définitions du concept de résilience, des controverses apparaissent dans la littérature quant à ce qui concerne ce concept. Ainsi, dans les rapports société-environnement, le concept de résilience n’est pas évoqué seul, il fait trop souvent appel au concept vulnérabilité. Ils sont employés dans plusieurs domaines pour analyser les dynamiques des espaces et des groupes sociaux lorsqu’ils font face à des mutations soudaines, incertaines voire imprévues (Buchheit et al. 2016).

Pour se faire, trois positions contradictoires ressortent de la littérature quant à ce qui concerne la notion de résilience et celle de vulnérabilité: premièrement, la vulnérabilité comme l’opposé ou le contraire de la résilience, deuxièmement, la vulnérabilité est un élément de la résilience et troisièmement, la vulnérabilité englobe la résilience. Pour soutenir la relation résilience-vulnérabilité, Obrist et Wyss (2006) attestent que la résilience est toujours liée voire associée à la vulnérabilité même si la première a des qualités positives alors que la deuxième a des qualités négatives. Pour eux, plus une communauté est vulnérable et donc exposée au risque, plus la résilience sera grande.

Pour contribuer au débat sur la résilience, Katz (2001) fait une distinction entre les concepts résistance, résilience et reworking. Pour cet auteur, la résistance dénote d’une forme de conscience oppositionnelle, tandis que la résilience fait référence aux stratégies d’endurance que les gens adoptent pour faciliter leur vie quotidienne mais qui ne changent pas vraiment les circonstances qui rendent leur vie difficile et enfin, le reworking est lié à la restructuration plus large des conditions dans lesquelles les gens vivent et aux possibilités politiques qui émergent du processus de restructuration.

  1. Utilisation médiatisée du concept résilience pendant une crise

Qu’elles soient financières, économiques, sanitaires ou causées par des catastrophes naturelles; les crises ont toujours généré des répercussions importantes sur toutes les dimensions de la vie (Comtois et White 2021; Schneider 1957). L’enjeu de la gestion des crises est alors le développement des aptitudes intrinsèques de ceux qui subissent ces crises afin de s’inspirer et d’apprendre des expériences des crises passées et mieux se préparer à celles à venir (Buchheit 2016).

Pendant la crise de covid19, le concept de résilience a été plus utilisé pour saluer la capacité d’un système politique, sanitaire ou social à persister (Delettre 2020). Dans ses analyses, cet auteur a donné deux exemples où les politiques français ont employé le concept pour féliciter successivement l’intervention militaire dans la gestion de la covid19 et le personnel soignant qui n’ont pas pu arrêter le service parce que la relève n’était pas lors des inondations. Par sa pensée philosophique, cet auteur continue en disant que si l’emploi fortement médiatisé du concept résilience succède toujours de près une catastrophe et que sa dimension créatrice par et pour la démocratie n’est pas évoquée, cela rend ce concept exclusivement conservateur et réduit certains de ses usages en écologie scientifique. Les discours médiatisés des politiques durant cette période de crise sanitaire ont sensiblement réduit le champ d’application de ce concept en «Résistance» en montrant que (sans définir le concept) la résilience se constate dans les premières heures qui suivent l’apparition d’une catastrophe. Cette réduction de signification du concept fait perdre la liberté des personnes qui l’entendent.

  • Description des études de cas et analyse des résultats

Cette partie du travail articule le niveau empirique et analytique de notre étude. Le premier niveau fait beaucoup plus référence à notre travail sur le terrain à travers la description des études de cas. Elle fait recours à nos observations sur terrain ainsi qu’ aux entretiens réalisés avec les chercheuses de la région des Grands Lacs et quelques personnes ressources dont les responsables des centres de recherche. Le deuxième niveau est consacré spécialement à l’analyse dans le cadre de la littérature illustrée par des cas de terrain pour en tirer des constats généraux par rapport aux différentes descriptions des études de cas.

Les trois études des cas ont été identifiées à travers trois pays de l’Afrique des Grands Lacs: la RDC, le Rwanda et le Burundi. Pour ce faire, nous présentons à travers ces études de cas, les vécus  locaux des chercheuses des trois pays, la manière dont la crise Covid les a affecté ainsi que les mécanismes d’adaptation en termes de résilience pour faire face à la dite crise. Notons que la variable pays est importante pour ce papier, car les études antérieures à l’instar de celle menée par Bashizi et al. (2021) atteste que la gouvernance locale de la crise Covid-19 n’a pas été la même dans ces trois pays de la région des Grands Lacs.

Pour faire la description de nos études de cas, nous nous inspirons des écrits d’Olivier de Sardan (2008). Cet auteur suggère que la description par étude de cas doit être au moins descriptive, complète, révélatrice, et indicative. Nous avons choisi ces études de cas parce que nous y voyons des faits révélateurs des vécus, expériences locales, effets de la covid-19 sur le métier des femmes chercheuses de la région des Grands Lacs ainsi que des stratégies d’adaptation mises en place pour y faire face. Cela nous a conduit à observer ce qu’Olivier de Sardan appelle:

« le jeu des logiques sociales, les normes pratiques, les stratégies récurrentes, le poids des contraintes exogènes et les effets des forces ou mécaniques extérieures».

  • Description des études de cas

La description des études des cas compris dans cette partie présente les expériences locales des femmes chercheuses de la RDC, du Rwanda et du Burundi pendant la crise covid-19 et spécifiquement pendant le confinement, ensuite la manière dont elles ont été affectées par cette crise et enfin, les stratégies en termes de résilience qu’elles ont mises sur pied pour faire face à ladite crise.

2.1.1. Vécus et expériences locaux des femmes pendant la période de crise sanitaire et stratégies d’adaptation: étude de cas de la RDC

Expériences et vécus locaux

Comme dans plusieurs pays du monde, en RDC, la crise Covid-19 a imposé des mesures restrictives pour éviter sa propagation. Ces mesures (confinement, fermeture des frontières, gestes barrières, et bien d’autres) ne sont restées sans conséquence sur les femmes chercheuses pour qui, la recherche empirique, est un élément fondamental dans leur métier. Ces mesures ont en effet bouleversé les pratiques de recherche de ces femmes. Le premier cas de covid-19 a été annoncé le 10 mars 2020 à partir de la ville de Kinshasa. Déjà, le 24 mars, le président de la République a déclaré l’Etat d’urgence sanitaire. Pendant ce temps, plusieurs activités sont suspendues et la mobilité des personnes réduite. Pour la majorité des chercheuses, la recherche sur terrain fait partie de leur vécu quotidien nonobstant les défis et autres risques sécuritaires auxquels elles font face. Plusieurs d’entre elles sont des habituées des voyages scientifiques et académiques, des séjours d’écriture au Nord, sont étudiantes masters et doctorantes, mais n’ont pas pu voyager faute de la situation sanitaire. Les mesures restrictives prises par les autorités les ont plongé dans une situation d’inquiétude, d’improductivité scientifique, des perturbations des programmes de voyage, de peur du lendemain et plus encore pour celles qui avaient des recherches en cours. De plus, les centres de recherche, les universités, les bibliothèques (pourtant fermés pendant le confinement) sont des places idéales de la journée pour les chercheuses afin de réaliser leurs recherches car les conditions de travail y sont plus ou moins garanties (accès à l’internet, à l’électricité ou leurs alternatives entre autres le groupe électrogène et le panneau solaire) contrairement à leurs domiciles. Ainsi, voir leurs centres de recherche fermés en même temps que les universités, donnent l’impression de mettre leur métier entre parenthèses voire menacé. Une chercheuse parmi nos interviewées dans la ville de Bukavu, atteste avoir mal vécu la crise Covid surtout en son début avec le confinement qu’elle a imposé. Étant psychologiquement affectée, elle n’a plus songé à autre chose qu’à s’inquiéter pour sa vie. Elle a rapporté ce qui suit:

«Sur le plan psychologique, tout d’abord, je me suis sentie déstabilisée. A chaque fois qu’il y avait un ami, un proche de famille ou un voisin qui tombait malade et qui décédait même, je me posais la question si demain ça ne serait pas mon tour. La peur m’avait tellement envahie quand je voyais les gens mourir autour de moi. Je ne pouvais rien faire en rapport avec mes recherches. Je n’ai même pas envisagé à finaliser les drafts d’articles que je possédais avant l’annonce de la pandémie» (Bukavu, juin 2021).

La plupart des interviews réalisés avec les chercheuses de la RDC, ont relevé une forte précarité financière des chercheuses, car étant dépendantes financièrement du Nord. Plusieurs recherches du ‘Sud’ sont commanditées par le ‘Nord’, qui pourtant, aussi touché par la même crise. Cela a eu évidemment des conséquences sur le financement des projets de recherche du Sud. D’autres chercheuses nous ont également rapporté que lors du confinement, elles ont plus consacré leur temps aux tâches domestiques, à l’accompagnement intellectuel de leurs enfants, à  l’aide apportée aux proches (notamment fragiles ou âgés) que sur leur métier. Selon elles, cela a constitué un vrai challenge dans l’adaptation face aux exigences technologiques (visioconférence par exemple).

Par contre, pour certaines chercheuses, leurs expériences et vécus pendant la crise sont mitigés. C’est-à-dire qu’elles y voient des avantages et des inconvénients. D’une part, la crise a pénalisé les activités des chercheuses car elles devraient se soumettre aux mesures restrictives selon lesquelles on ne pouvait pas quitter la maison pour se rendre sur son lieu de travail (bureau ou terrain). Elles étaient alors obligées de travailler à la maison (malgré les conditions difficiles par exemple de manque de connexion internet, coupure intempestive d’électricité, et bien d’autres) car les deadlines devaient être respectées. Et de l’autre, cette période leur a permis d’avancer dans leurs rédactions.

L’une d’entre ces chercheuses a déclaré:

«[…]En plus de cela, il y avait comme une injonction de devoir finaliser certaines tâches qui étaient en attente; mais rester à la maison toute la journée faisait à ce que je travaille pas comme il se doit. Le grand du poids devait être supporté par moi-même où on pouvait attendre çà et là: «Tu as tout le temps cette fois-ci»[…]. Ajouter à cela, les conditions de vie précaire chez nous avec le manque d’électricité et de la faiblesse de la connexion internet. La Covid-19 a également relevé que la dépendance financière vis à vis du Nord reste un des grands défis majeurs pour nos recherches » (RDC, juin 2021).

Aussi, au niveau du Sud-Kivu dont la ville de Bukavu est le chef-lieu, les mesures d’isolement de ladite ville de ces périphéries a été d’un impact négatif tant sur les recherches de terrain que sur les chercheuses au niveau socio-économique et psychologique. Ainsi, c’était en date du 27 mai 2020, lors de la réunion du conseil provincial de sécurité présidée par le Gouverneur de la Province du Sud-Kivu que la décision du confinement partiel et progressif de la ville de Bukavu a été prise[8]. En effet, les villes étant coupées des zones rurales, il était devenu difficile de se déplacer pour exécuter les activités de recherche qui étaient en cours. Entretemps, selon certaines chercheuses, pour respecter les deadlines, il fallait à tout prix se rendre sur le terrain en bravant les mesures restrictives. Ainsi, lors de ce confinement total de la ville de Bukavu pendant 3 jours (du 1er au 3 juin 2020), les chercheuses qui étaient déjà sur terrain étaient dans l’obligation d’y rester pendant ces jours alors que le budget alloué au terrain ne le permettait pas.

Un responsable d’un centre de recherche à Bukavu allant dans le même sens des défis et difficultés vécus par les chercheuses en situation de la crise covid-19 a affirmé que les conditions de travail en cette période a été la raison de l’improductivité des chercheuses car la crise a été un temps très déstabilisant de sorte que même la concentration scientifique a été difficile. Par conséquent, cette improductivité a aggravé les écarts existants entre hommes et femmes dans la production scientifique.

Par ailleurs, certaines chercheuses ont attesté que le moment du confinement induit par la Covid-19 a été bénéfique pour elles car leur a permis de passer des longues heures de la journée au côté de leurs familles qui passent souvent plusieurs jours seules ( les chercheuses étant absentes pour immersion sur terrain de récolte des données). Une chercheuse rencontrée dans l’un des centres de recherche à Bukavu, nous a dit avec sourire:

« Ces moments m’ont été bénéfiques sur le plan social étant donné que j’accomplissais pleinement mon rôle d’épouse et de mère. Le fait de passer des longues heures de la journée à côté de mon époux, m’a permis d’arroser notre amour. Nous avons donc vécu ensemble, des bons moments et chacun apprenait de l’autre. Cela nous a permis de planifier et réaliser certains projets relatifs à notre vie de couple » (Bukavu, juillet 2021).

Et pour d’autres encore, le confinement a été bénéfique parce que dans la plupart des cas, les femmes chercheuses sont aussi enseignantes dans les universités et instituts supérieurs de la RDC. Sur le plan professionnel, bien que les activités aient été perturbées et qu’il n’y avait pas la possibilité de se présenter régulièrement au bureau, sur terrain ou à l’auditoire, elles ont profité de ce temps pour la rédaction des différents travaux qui étaient en cours. Le temps de confinement leur a donc permis d’alléger certains fardeaux relatifs aux travaux de recherche (rédaction des rapports, retranscription des interviews, rédaction des articles et autres documents scientifiques, etc.). L’une de ces femmes chercheuses nous a confié:

« J’ai pu terminer la rédaction de mon livre, pour moi c’est positif. Ce qui est négatif est qu’on ne sait pas tout faire de loin. Il y a des moments d’apprentissage dans la vie du chercheur qui doivent se faire en présentiel. Aussi, l’immersion sur terrain est très utile dans ce métier, chose qui n’a pas été facile à cause des restrictions » (RDC, juin 2021).

Résilience et stratégies d’adaptation

Combinés de peur, de frustration, des multiples restrictions, de précarité socio-économique et bien d’autres, la crise Covid-19 a chamboulé les activités de recherche des femmes qui dans la plupart de cas sont basées sur les recherches empiriques.

Cependant, face à cela, les femmes chercheuses de la RDC que nous avions rencontrées n’ont pas croisé les bras. Elles ont développé des stratégies d’adaptation en termes de résilience pour la continuation (tant soit peu) de leur métier malgré la conjoncture. Certaines d’entre elles ont donc compris que la détermination était une qualité qui pouvait leur permettre de rompre la peur et prendre la décision de poursuivre les activités de recherche et autres travaux de terrain quelle que soit la situation. Ainsi, plusieurs stratégies ont été mises en place et qui du reste témoignent de leur capacité d’adaptation face à la crise Covid-19:

En premier lieu, les chercheuses ont contourné les mesures officielles de confinement en faisant des descentes informelles sur terrain. Ainsi, les chercheuses qui ont trouvé des opportunités de recherche, les ont effectuées nonobstant les mesures restrictives et les dangers sanitaires. Le choix pour elles était de faire l’immersion sur terrain malgré les mesures restrictives que de rester sur place sans rien faire. Une chercheuse d’une unité de recherche nous confirme:

« Nous ne pouvions pas attendre que les mesures soient levées, il fallait alors les transgresser en faisant nos recherches sur terrain comme d’habitude. Nous avons voyagé dans un transport en commun où la plupart des personnes n’avait pas encore pris conscience de la dangerosité de la maladie. Pour faire face à cela, nous portions des masques et utilisions régulièrement le gel désinfectant »(RDC, juin 2021).

En deuxième lieu, d’autres chercheuses ont mobilisé leurs réseaux relationnels et points focaux pour accéder aux informations sur terrain. En effet, dans leur trajectoire et leur expérience dans la recherche empirique, les chercheuses se construisent des relations avec d’autres chercheurs localement ancrés dans la zone de recherche ou toute autre personne ressource. Ces relations ont alors été mobilisées sous cette crise et ont permis aux chercheuses d’avoir des informations en temps réel de leur terrain. Ces informations ont été collectées à distance grâce aux appels téléphoniques avec ces points focaux et autres collaborateurs de recherche dans les zones d’étude. Une stratégie d’adaptation mais également un défi économique de plus conduisant les chercheuses à mobiliser des coûts financiers pour continuer avec leur métier malgré le confinement induit par la pandémie covid-19.

En troisième lieu, certaines chercheuses ont dû faire directement la collecte des données en ligne auprès de leurs cibles. Certaines chercheuses ont recouru à cette stratégie pour la récolte des données dont elles avaient besoin. Ainsi des entretiens et interviews ont été menés sur téléphone et parfois via les réseaux sociaux comme whatsapp. Avec cette stratégie, il s’est posé par ailleurs quelques soucis de connexion internet vu le contexte local du milieu mais aussi du coût lié à la communication pourtant, les chercheuses en situation de précarité financière. La stratégie n’a pas été seulement difficile pour les chercheuses, mais aussi pour leurs interlocuteurs. Non seulement ils ont également fait face aux problèmes de connexion internet, d’absence d’électricité, mais également la plupart d’entre eux se sont montrés très réticents de participer (voire de répondre) à des entretiens à distance. Ce constat rejoint en effet le doute émis par Mwambari et al.(2020) sur les recherches à distance pendant la crise Covid-19. Effectivement pour confirmer ce doute, notre terrain a prouvé qu’avec la recherche à distance (pour notre cas, la récolte des données en ligne), la confiance entre chercheuse et interlocuteur devient difficile à construire. Ce qui prouve la réticence de plusieurs interviewés (enquêtés) à participer aux entretiens et interviews à distance.

En quatrième lieu, des travaux à domicile et l’adaptation à des nouvelles technologies d’information et de communication. Devenu nouveau moyen de travail dans la plupart des pays du monde entier, les chercheuses ont vu la nécessité de s’adapter au télétravail en restant en contact téléphonique et par mail avec les autres collaborateurs. Disons que cela a incité d’autres chercheuses au travail même pour celles qui sont moins aptes aux nouvelles technologies d’information et de communication. Elles n’ont pas cependant hésité de faire recours à leurs collègues chercheurs pour résoudre telle ou telle autre difficulté technique. Une chercheuse de la RDC nous l’a signifié:

« Personnellement comme je le disais, je n’ai pas mis en place de stratégie pour faire face à la crise. Mais ce sont ces invitations aux ateliers, conférences et séminaires en ligne qui m’ont permis de redémarrer après une longue pause avec mes recherches. Au début, je ne comprenais pas grand-chose de l’usage de certaines plateformes comme Teams, mais même à distance avec l’interventions de certains collègues j’y suis parvenue » (RDC, juillet 2021).

Avec cette dernière stratégie, les chercheuses tout comme les autres catégories socio-professionnelles, s’en ont adapté pour rester en contact avec leurs collaborateurs et ainsi être au parfum de la recherche malgré la conjoncture. Aussi faut-il préciser que le télétravail nécessite une connexion internet stable ainsi qu’une présence du courant électrique. Les chercheuses de la RDC, prises individuellement dans leur majorité, n’ont pas accès à ces services de qualité. Cela a ainsi créé un écart entre elles et leurs collaborateurs qui sont soit au Nord, soit dans des pays avec un accès facile à ces services. Une chercheuse nous a révélé:

« c’est bien de s’adapter au télétravail, mais j’ai raté plusieurs interventions des collègues et les miennes aux webinaires à cause du  manque du courant électrique. Et quand le courant est là, c’est ma connexion internet qui pose problème. Pour se rassurer de bien faire le télétravail, il faut se déplacer soit à un restaurant, soit à un hôtel de la place et cela engage des coûts de consommation. Oui le télétravail est une stratégie d’adaptation, mais reste faible au regard des conditions dans lesquelles nous vivons à Bukavu en particulier et dans l’ensemble du territoire congolais en général »(Bukavu (RDC), juin 2021).

Enfin, il est important de signaler qu’une autre stratégie d’adaptation a été mise en place à Bukavu par l’équipe des chercheuses du Grenelle des femmes. Cette stratégie a consisté au lancement d’une série de publication des blogs intitulée: Grenelle Corona Séries ». Ces femmes ont fait preuve d’une capacité de s’organiser collectivement malgré la vulnérabilité induite par la crise covid-19. Il a été question de faire des publications en ligne sur leurs propres expériences déjà à l’annonce de la pandémie en RDC et du premier confinement; lesquelles expériences serviraient à d’autres chercheuses du monde entier de comprendre qu’elles ne sont pas toutes seules à vivre ces moments difficiles, mais d’autres en vivent autant mais ne se laissent pas sombrer par les événements et arrivent tant soit peu à poursuivre leur métier. Cette stratégie a été efficace dans la mesure où, les femmes de cette dynamique ont reçu beaucoup de retour et des témoignages d’autres femmes sur leurs expériences et vécues du confinement. Cela a marqué d’une façon ou d’une autre une solidarité entre les chercheuses mais aussi et surtout un équilibre mental de savoir qu’on n’est pas toute seule à traverser un moment difficile dans son métier. Une fois de plus, le réseau relationnel et le capital social ont été d’une grande importance dans la résilience des femmes chercheuses pendant la crise. Ceci parce que, parmi les contributrices de la série, d’autres chercheuses d’autres pays se sont jointes pour porter plus loin ces voix et partager leurs expériences.

2.1.2. Vécus et expériences locaux des femmes pendant la période de crise sanitaire et stratégies d’adaptation: étude de cas du Rwanda

Expériences et vécus locaux

Contrairement à la RDC, au Rwanda, les mesures restrictives de lutte contre la propagation de la covid-19 ont été et continuent à être strictes. Depuis l’apparition du premier cas positif – le 14 mars 2020 – le Gouvernement rwandais avait mis en place des mesures strictes dont la fermeture de tous les lieux de rencontre et finalement, le 21 mars 2020, le gouvernement a décrété un confinement total sur l’ensemble du territoire rwandais (Bashizi et al. 2021; Binagwao 2021). C’est dans ce climat des mesures sévères que les chercheuses du Rwanda ont vécu depuis l’annonce de la pandémie. Notre terrain renseigne que la police circulait régulièrement pour suivre avec beaucoup d’attention le respect des mesures officielles. Toutes les universités, centres de recherche et écoles sont fermés depuis le premier confinement.

Tout comme les chercheuses de la RDC, du côté du Rwanda, la crise a impacté sur bien d’éléments. Par exemple, notre terrain atteste que la perturbation des programmes des voyages pour motif de recherche a secoué de pleine vague les chercheuses ainsi le confinement a ouvert à bien des traumatismes qui n’ont pas aidé les femmes chercheuses à faire au mieux leur métier. Une chercheuse rwandaise nous a confié:

« Tout s’écroulait autour de moi. Je ne savais plus quoi faire en termes de mes recherches car tout était confiné. C’était impossible d’atteindre même un cadre où travailler, car tout était fermé. Mes recherches je les mène dans les zones rurales du Rwanda où le contact avec mes interlocuteurs me donne plus d’informations que prévu. Alors la crise Covid-19 a tout déconstruit et cela m’a beaucoup affectée émotionnellement autant que sur la production scientifique. En Avril 2020, je devais faire un séjour d’écriture en Belgique dans le cadre de mes recherches, mais en un clin d’œil, tout le programme a été annulé » (Rwanda, juillet 2021).

Et une autre chercheuse de dire:

« J’ai vécu ce temps très mal et j’avais comme l’impression que la vie s’arrêtait. Surtout comme le confinement était total, le mieux que je pouvais faire, était de regarder impatiemment et surtout avec impuissance la fin de tous ces évènements. Tout était vraiment à l’arrêt. J’ai une expérience de plus de 13 ans dans la recherche mais, c’était la première fois d’assister à une si grave crise qui arrête tout et plonge le monde entier dans le désarroi. Depuis l’annonce de la pandémie, jusqu’au confinement total le 21 Mars 2020, je ne pouvais rien faire, ma tête refusait de réfléchir. C’était très bizarre la sensation que j’avais malgré mes diplômes et mes nombreuses années d’expérience dans la recherche » (Rwanda, juin 2021).

En plus de cela, les informations de notre terrain renseignent que la recherche procure des revenus aux femmes chercheuses, qu’elles en affectent une partie pour les besoins de leurs familles et une autre rentre dans la recherche (achat des livres par exemple). Mais avec la Covid, les opportunités de recherche pouvant rapporter de revenu à la famille étaient minimes, ce qui a constitué un impact négatif de la pandémie sur la vie socioéconomique des femmes chercheuses. Une chercheuse nous a révélé:

« La recherche est mon métier et c’est là où je trouve de quoi vivre avec ma famille depuis bien d’années. J’ai des partenaires et collaborateurs au Nord qui financent mes terrains et cela avançait bien avant covid. Car je pouvais avoir de quoi donner aux participants de recherche et parfois aux interviewés (les plus exigeants) en échange des informations. J’ai mal vécu le confinement, je continue à mal vivre avec covid » (Rwanda, juillet 2021).

Ceci appuie les propos d’une responsable d’un centre de recherche qui nous a confié timidement:

« Les effets de la pandémie se sont fortement ressentis au niveau de financement de la recherche. Tout s’est arrêté suite à l’apparition de la COVID-19, une situation qui a plongé les chercheuses dans une crise financière surtout pour celles qui dépendent totalement de leur métier. Ainsi, elles se sont retrouvées dans une situation où se procurer la connexion internet devenait difficile car toutes les activités étaient bloquées» (RDC, juillet 2021).

Par contre, d’autres chercheuses, ne nous ont pas révélé grand-chose sur leurs expériences et vécus locaux en cette période de crise sanitaire, surtout en ce qui concerne leur métier. Ainsi, elles ont affirmé que les mesures et décisions des autorités compétentes sont faites pour être respectées, car pour le bien-être sanitaire de la population. C’est la raison qui a d’ailleurs fait à ce que pendant la période du confinement, les descentes sur terrain étaient impossibles et personne d’entre les chercheurs ne pouvait hasarder de le faire, même d’une façon informelle. Toutefois, elles ont reconnu que covid-19 a négativement impacté sur la production des savoirs dont l’immersion du chercheur dans le terrain de recherche est importante. Une chercheuse nous a fait savoir:

« Au Rwanda tout est strict et formel et nous savons respecter le mot d’ordre du gouvernement. Personne ne pouvait s’y opposer au risque d’écoper des amandes. C’est vrai que Covid-19 a bouleversé nos pratiques de travail dans la recherche et même pour d’autres personnes qui ne font pas de la recherche, mais il fallait suivre au quotidien les informations de ce qu’il en été pour envisager de poursuivre avec la recherche ou le terrain. Covid-19 nous a coupé de nos champs de prédilection mais la santé publique passe avant tout au Rwanda » (Rwanda, juillet 2021).

Ceci nous pousse à relever en effet des stratégies mises en place par les chercheuses du Rwanda pour la continuation de leur métier.

Résilience et stratégies d’adaptation

Contrairement à la réalité de la RDC, notre terrain de recherche au Rwanda, informe que les chercheuses dans leur majorité n’ont pas mis en place des stratégies allant dans le sens de contourner des règles officielles. Ainsi, deux principales stratégies en termes de mécanisme de résilience ont été mises en place:

Premièrement, la mobilisation des points focaux et réseaux relationnels dans les zones rurales pour des recherches à distance. Certaines chercheuses déjà à l’annonce de la pandémie ont eu des opportunités de recherche et des projets pour par exemple recueillir les informations sur les représentations sociales des populations pendant le confinement. Et ces recherches étaient financées par quelques institutions du Nord. Mais, comme accéder sur terrain était difficile pour mener des entretiens, les chercheuses du Rwanda, ont mobilisé leurs points focaux et réseaux relationnels, tout comme d’ailleurs celles de la RDC mais à la seule différence que même ces points focaux ne pouvaient faire l’immersion sur terrain par peur d’amandes. Tout se passait à distance. Ceci parce qu’en termes des mesures il n’y avait pas de différence entre les villes et les villages. Une chercheuse a affirmé:

« Je coordonnais à distance toutes les recherches. Que ça soit en ville ou au village, sur tout le territoire rwandais personne n’était autorisé par restriction sanitaire de dialoguer face à face avec les interlocuteurs. Même pas par le biais des points focaux, car chacun avait peur de l’autre. Comme nous vivons aussi de la recherche, quand un projet est financé, même en pleine crise, il y a toujours moyen de trouver des stratégies pour l’exécuter mais sans transgresser les règles officielles établies » (Rwanda, juillet 2021).

Deuxièmement, les chercheuses du Rwanda ont mis sur pied le télétravail grâce aux nouvelles technologies d’information et de communication. Cette stratégie d’adaptation pour la continuation de la recherche, n’est pas propre aux chercheuses avec qui nous avons échangé, mais se développe et devient pratique courante dans presque toutes les parties du monde. Elle a donc aidé les chercheuses du Rwanda à effectuer leurs recherches, à participer à des ateliers, formations et autres séminaires utiles pour leur métier.

A l’opposé des chercheuses de la RDC, les chercheuses du Rwanda, n’ont souligné aucun problème ni de la connexion internet ni celui du courant électrique pour faire le télétravail. Elles ont plutôt évoquer la difficulté du télétravail à la maison à côté de toute la famille, surtout pour celles qui ont des espaces bien réduits dans leurs maisons.

Une chercheuse a dit:

« La grande difficulté du télétravail a été de le faire à la maison, où toute la famille se trouve confinée dans un petit espace. Je devrai suivre des webinaires même quand mes enfants dérangent ou quand leurs cris m’interrompent car ma maison est trop petite et n’a pas d’espace de travail propre, comme on peut bien l’observer avec nos collègues chercheuses du Nord. C’est grave quand même car le métier qui est le nôtre demande une grande concentration et un climat propice de travail pour espérer à un bon rendement» (Rwanda, juin 2021).

2.1.2. vécus et expériences locaux des femmes pendant la période de crise sanitaire et stratégies d’adaptation: étude de cas du Burundi

Vécus et expériences locaux

Contrairement à la RDC et au Rwanda, au début de l’annonce de la Covid-19, au Burundi, les discours contradictoires autour de ce virus entre les autorités au pouvoir et les opposants ont dominé jusqu’au point où le président Nkurunziza estimait que le pays était protégé par « la grâce divine » (Bashizi et al., 2021). Mais, quand même entre-temps, le ministère de la santé a communiqué des gestes barrières à respecter. La mesure la plus significative – le 20 mars– déclarait une fermeture des frontières terrestres, maritimes et aériennes. Pourtant, le déni de la covid-19 était visible.

Cela fait que, bien que touchées par les effets directs et indirects de la covid-19, les chercheuses du Burundi dans leur majorité ont mené des recherches sur terrain. Elles ont plutôt étaient fortement affectées par la fermeture réciproque des frontières car parmi elles, plusieurs font des recherches empiriques dans toute la région de Grands Lacs et même ailleurs, chose qui étaient impossible avec le confinement. La logique était telle que même si une personne n’est pas bloquée chez elle, elle aura du mal à aller à l’extérieur de son pays. Ainsi, les impacts négatifs de la Covid-19 ont été visibles dans toute la région.

Au Burundi, les chercheuses ont quand même eu accès facile à leurs terrains de recherche à l’intérieur du pays, même si le financement de leurs projets de recherche a été un sérieux problème comme les partenaires du Nord ont été également touchés par ladite crise.  Une de ces chercheuses nous a confirmé:

« oui nous souffrons tous des effets de la covid-19, mais pour ce qui est du Burundi, les recherches sur terrain à l’intérieur étaient effectuées sans problème. Seulement, ce sont les moyens de financement de ces recherches qui font défaut, mais sinon, le Burundi est en tout cas vivable » (Burundi, juin 2021).

De son côté, un responsable d’une unité de recherche de l’Université du Burundi a précisé que les chercheuses continuent avec leurs travaux de recherche même s’il tient à signaler que la productivité ne peut pas être la même vue la psychose générale engendrée par la Covid-19 qui règne dans la région et dans le monde entier.

Disons par ailleurs que les mêmes stratégies d’adaptation mobilisées par les chercheuses en RDC et au Rwanda entre autres le recours aux points focaux et réseaux relationnels dans les zones rurales pour des recherches à distance à l’intérieur du pays, ont été également mobilisées par les chercheuses du Burundi qui exerce leur recherche empirique en dehors du territoire burundais.

  •   Analyse des résultats

Liée à notre terrain de recherche à travers nos études de cas présentées au premier point, cette analyse nous permettra de ressortir les éléments nouveaux de notre terrain qui paraissent être peu documentés ou pas dans la littérature. Elle nous permettra donc de comprendre la littérature sur la positionalité des chercheurs dans la production des savoirs, sur la positionalité des femmes chercheuses et leurs vécus de la Covid-19 ainsi que sur la résilience en s’inspirant de notre terrain.

La pandémie de Covid-19 a créé un fossé entre le genre malgré les avancées significatives des dernières années. Ainsi par exemple avec les réunions virtuelles qui ont vu le jour à travers le monde; certaines femmes dépourvues des connaissances dans ces domaines technologiques ont dû recourir à leurs collègues hommes pour des mises à jour, d’autres ont été obligées de suivre à la lettre les orientations de ces premiers. Ce constat malheureusement ne fait que renforcer les inégalités de genre telles que décrites dans la théorie (Albouy et al. 2020 ; Boserup 1970). Aussi, les chercheuses ont été obligées de combiner télétravail, actualisation des cours avec les tâches domestiques et l’encadrement scolaire de leurs enfants.

De son côté, la littérature sur la positionalité des chercheurs du Sud dans la production des savoirs mérite encore plus de focus sur l’aspect ‘genre’, dimension qui reste ignorée. La mise sur la table de discussion de cette positionalité, permettra aussi de mettre en avant non seulement les défis sécuritaires des chercheuses mais également, les défis sanitaires et financiers. Déjà, cette littérature pointe sur la place qu’occupe la vulnérabilité du chercheur Sud dans la recherche collaborative Nord-Sud (Nyenyezi et al. 2019; Sender 2021). La crise Covid-19, est venue révélée en effet, que non seulement la vulnérabilité des chercheurs du Sud doit être analysée de manière profonde mais aussi, la recherche nécessite plus d’attention etb l’aspect genre avec beaucoup plus de sérieux.

De façon globale, la crise covid-19 a fortement impacté le métier de chercheuse dans la région des Grands Lacs à travers les trois pays qui ont porté notre attention. Toutefois, les chercheuses de ces pays, n’ont pas croisé les bras et ne sont restées inactives face à ce choc engendré par la crise. Elles ont monté des stratégies en termes de résilience pour y faire face dans la continuation de leur activité de recherche.

La littérature renseigne que la résilience est l’aptitude ou la capacité de fonctionner normalement après un choc ou un désastre (Obrist et Wyss 2006). C’est la capacité de s’organiser individuellement ou collectivement pour faire face à un choc. Néanmoins, notre terrain prouve que cette capacité de s’adapter et de faire face à un choc, est fonction des réseaux relationnels construits sur une trajectoire sociale et historique. Si les chercheuses de la RDC, du Rwanda et du Burundi bien que frappées par la crise Covid-19 sont arrivées à être résilientes, c’est parce qu’elles ont mobilisé leurs relations en termes de capital social qu’elles ont su construire par le passé. De ce fait, nos données empiriques prouvent l’importance du capital social dans les stratégies de résilience développées soit individuellement, soit collectivement par ces chercheuses. Notre terrain a également associé la résilience à la vulnérabilité et rejoint la catégorisation faite par Katz (2001) entre résistance, résilience et reworking. En effet, les informations récoltées en RDC, ont montré quelques formes de résistance cachées développées par les chercheuses (des descentes informelles sur terrain) transgressant les discours et les mesures officiels. Les chercheuses ont donc été secouées par la pandémie de covid-19 mais pas mises à terre grâce aux stratégies de résilience qu’elles ont mises sur pied. Ces stratégies ont permis aux chercheuses d’endurer et de poursuivre leur activité quelle que soit la conjoncture. Parlant du reworking, la restructuration engendrée par la crise Covid-19 a été large et a affecté les conditions dans lesquelles les femmes chercheuses vivent. Bien plus, le degré de cet impact dépendait des politiques de gestion de la crise Covid-19 dans chaque pays.

La période de crise sanitaire a été un moment exceptionnel pour les femmes chercheuses. Cette période leur a permis d’acquérir des nouvelles expériences et des nouveaux défis en ce qui concerne leur passion de recherche et leur vocation d’épouse et de mère. Pour les femmes ayant continué à travailler depuis leur domicile, l’augmentation des charges domestiques et familiales a également altéré le maintien de leurs activités professionnelles. En effet, il existe une charge mentale plus importante chez les femmes, c’est vrai en temps normal, mais cette charge s’est beaucoup plus accentuée pendant cette période exceptionnelle de crise. S’occuper des enfants toute la journée et gérer un logement occupé en continu, il est logique que le temps consacré aux tâches ménagères et éducatives ait augmenté dans les foyers. À cela on doit ajouter aussi la pression du deadline.

Signalons enfin que la gouvernance locale propre de la crise Covid-19 par les trois pays de la région des Grands Lacs a eu des conséquences plus ou moins diversifiées en termes de stratégies d’adaptation mobilisées par les chercheuses. Les mesures prises au niveau national étaient fort différentes entre les trois pays, engendrant ainsi une ampleur différenciée (Bashizi et al. 2021). Dans ce cadre, nos données empiriques ont montré que les chercheuses du Rwanda (où les mesures restrictives étaient strictes et drastiques) bien que frappées par la crise Covid-19 dans leur métier, n’ont pas fait des descentes informelles sur terrain par crainte des autorités compétentes et ont attendu la levée officielle de ces restrictions pour effectuer des descentes. La RDC qui a opté pour des mesures plus ou moins similaires que celles du Rwanda tout en les limitant à certaines périodes et certains endroits; les chercheuses de ce pays ont su naviguer et contourner certaines restrictions. Par contre, contrairement au Rwanda et en RDC, au Burundi à part la fermeture des frontières (par principe de réciprocité) et quelques mesures sanitaires par exemple le lavage des mains et l’interdiction de se serrer la main, les chercheuses ont continué à faire des descentes sur terrain à l’intérieur du pays. Leur activité de recherche est restée par ailleurs bloquée par le manque des moyens de financement et la difficulté de faire des recherches en dehors du territoire burundais.

Conclusion générale

Ce papier a porté sur une analyse de la résilience des femmes chercheuses de la région des Grands Lacs face à la pandémie de la Covid-19 en étudiant les effets de cette pandémie sur leurs vécus et expériences quotidiens ainsi que la manière dont ces chercheuses l’ont bravé pour mener leurs recherches quel que soit le contexte. Dans une approche qualitative et comparatiste, trois pays en ont constitué les études de cas. Il s’agit de la RDC, du Rwanda et du Burundi. Grâce aux entretiens semi-structurés conduits en ligne et sur place, 22 femmes chercheuses et 2 responsables des centres de recherche ont été interviewés.

De façon générale, la crise Covid-19 a eu des conséquences négatives sur plusieurs catégories professionnelles (déjà vulnérables avant l’annonce de ladite crise) et a creusé des inégalités sociales. Par exemple, certaines entreprises qui ont tenu à la crise économique engendrée par la crise sanitaire de la covid-19, ont assaini leur personnel et du coup plusieurs agents se sont retrouvés en chômage. Certains petits commerçants transfrontaliers ont dû abandonner leur activité faute de la fermeture des frontières, pourtant leur survie ainsi que celle de leurs familles en dépend.

D’une façon particulière, notre terrain a révélé que bien que de façon relativement différente, la crise Covid-19 a affecté les femmes chercheuses dans leur métier de recherche. Les effets de la Covid-19 ont alourdi le travail des femmes chercheuses. Du fait que dans les sociétés patriarcales, les tâches domestiques, les soins des enfants et des maris sont assurés par les femmes, ces tâches les freinent à évoluer dans la recherche surtout pendant la période de confinement où elles sont appelées à rester à la maison et à s’occuper uniquement de leurs familles. Il s’est observé aussi une baisse significative de productivité dans la publication des articles et autres documents scientifiques dans le chef des chercheuses contrairement à leurs collègues hommes. Mais grâce aux stratégies de résilience qu’elles ont mises en place, les effets de cette crise ont été tant soit peu amortis.

Notre étude a démontré que la pandémie de la Covid-19 constitue un temps dans lequel les chercheuses se sont avérées certes saisies par l’événement en cours mais plus encore un temps où l’on voit d’entrée de jeu émerger des formes de réflexivité, des stratégies et mécanismes mais aussi des capacités de réinvention malgré le contexte difficile et fragile créé par cette pandémie. La Crise Covid-19 a amené des nouvelles vagues de réflexion et n’a pas seulement été une menace pour les chercheuses, mais aussi une opportunité. Certaines chercheuses ont capitalisé la période du confinement en avançant dans leur rédaction, en participant à des conférences et à des recherches à distance et cela leur a permis d’entrer en contact avec d’autres chercheuses du monde. La Covid-19 ouvre aussi la voie à des nouvelles perspectives de recherche. Elle a révélé beaucoup de dysfonctionnements et d’inégalités dans les pays du Sud, et a mis en place des nouveaux questionnements et des nouveaux projets de recherche potentiels.

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[1] Centre de recherche et d’analyse de conflit et de la gouvernance « Aganza Institute » ;

[2] Groupe d’Etudes sur les Conflits et la Sécurité humaine et Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu ;

[3] Institut Supérieur de Développement Rural

[4] Centre de recherche et d’analyse de conflit et de la gouvernance « Aganza Institute » ; 

[5] Centre de recherche et d’analyse de conflit et de la gouvernance « Aganza Institute » ; 

[6] [6] Groupe d’Etudes sur les Conflits et la Sécurité humaine et Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu

[7] Le Grenelle des femmes chercheuses est un cadre pluridisciplinaire qui réunit les chercheuses de Bukavu à travers deux centres de recherche (Groupe d’Etudes sur les Conflits et la Sécurité Humaine et Aganza Institute), celles de la région de Grands Lacs et de l’Europe. Les réflexions tournent autour du métier de la chercheuse et de sa positionalité dans un contexte où le métier de la recherche est perçu comme « domaine réservé aux hommes.»

[8] Arreté n° 20/026/GP/SK/du 30 Mai 2020

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